Rozenn Talec · NES?

Au centre de l’espace une grande table de couture.
De grands rouleaux de papier.
Une vieille machine à coudre.
De l’encre.
Pour écrire la rencontre entre deux chanteuses à la gémellité troublante.
Pour faire résonner deux voix par delà l’espace et le temps.

Pour dessiner deux parcours de vie où s’entremêlent les questions de la trace, de l’émancipation et de la création.
Sur scène, l’artiste Rozenn Talec et ses complices nous invitent à un voyage théâtral poétique, sonore et musical délicat.

Récit & chant : Rozenn Talec
Interprète/arrangement/composition : Claire-Rose Barbier
Mise en scène : Thomas Cloarec
Scénographie : Nadège Renard
Dramaturgie : Maï Lincoln
Costumes : Nolwenn Faligot
Création sonore : Gwenole Peaudecerf
Lumière : Adeline Mazaud
Photographie : Eric Legret
Production : Paker Prod

Co-Production : Amzer Nevez, La Fiselerie & Concarneau Cornouaille Agglomération.
Avec le soutien du ministère de la Culture au titre du plan de relance 2022 et de la région Bretagne.


Aller au-delà du chant, des mots, des gestes et de cette grande voix bretonne, puissante et singulière. Aller au-delà de ce que nous pensons entendre, comprendre d’elle, de son lien avec ceux qui chantent et ont chanté, de leur besoin, qui est aussi une quête de liberté.

C’est le défi que Rozenn Talec a lancé à quelques talentueux représentants de la création théâtrale, musicale, cinématographique ou sonore de Bretagne. Évoluant eux-mêmes souvent à la croisée des langues, des voyages et des ancrages, ils l’attendaient au détour d’un chemin qui leur est familier. Ils lui ont donné rendez-vous à l’intérieur du chant, là où la posture du chanteur, ses gestes, sa technique et même sa voix ne peuvent pas tout dire, là où un regard hésitant, un mouvement de recul, une voix qui se brise, nous entraîne vers des profondeurs où finalement l’on ne croise pas si souvent les chanteurs.

On refait surface obsédés par le regard et la voix magnifiquement fragile d’une chanteuse que l’on (re)découvre. Emus par la manière dont est représenté le tiraillement entre deux manières d’être et d’appartenir. Déconcertés aussi par celle qui ne peut choisir entre l’envoutement qu’elle ressent lorsqu’elle fait une nouvelle peau de la robe de d’une ancienne chanteuse oubliée, Filomena Cadoret, et la voie forcément différente qu’elle emprunte, en jean et débardeur, en jeune femme du XXIe siècle, en quête d’accomplissement et d’ailleurs.

On devine le trouble de Rozenn Talec face aux liens multiples entre ces deux chanteuses qui ont vécu à quelques pas l’une de l’autre, à Rostrenen, à un siècle d’écart, ont puisé leurs inspirations dans les mêmes cheminements, contemplé les mêmes arbres, guetté le temps qui passe et le tournant des saisons – un des thèmes principaux du répertoire interprété par Rozenn Talec dans cette création musicale scénarisée. L’une est devant nous en chair et en os, l’autre est personnifiée par une robe, sacralisée par un décor et un jeu de lumière qui fait d’elle un personnage central.

La mise en scène riche et pourtant épurée joue sur les oppositions. A l’ordinateur portable répond la vieille Singer, à un chant traditionnel de mariage, une chanson d’aujourd’hui composée par la chanteuse sur l’envie de partir. Au chant immobile, au visage sculpté par les ombres, à la voix superbe de doutes qui va jusqu’à se perdre dans l’écho spectral de celles et ceux qui l’ont précédé, répond l’allégresse, la force de vie, le rejet des oripeaux que lui oppose sa complice, Claire-Rose Barbier, au chant et au piano. Aux obsessions de Rozenn pour Filomena, Claire-Rose répond par des arrangements toniques qui la ramène au réel et au présent.  Elle est la voix de celles et ceux qui prennent cette navigation entre les eaux du temps pour de l’errance, un retour en arrière, vers l’envers du vivant.

Pouvons-nous rester les simples témoins de la détresse d’un personnage dans lequel Rozenn Talec se fond de manière troublante ? Nous laisser simplement porter par les allers et retours poétiques entre fantasme et réalité, le chant et le théâtre et un trialogue qui nous tient en haleine par sa construction cinématographique ?

L’ambition de Nes? est à l’évidence de nous faire entrer, nous aussi dans le questionnement, voire dans le doute. Il en est ainsi de ce moment poignant où Claire-Rose Barbier finit de lui retirer la robe de Filomena Cadoret qu’elle voit comme un carcan. Hypnotisés par le chant et un troublant jeu de lumière, l’hébétude de la chanteuse nous gagne à notre tour. Le manchon qui reste au bras de la chanteuse, comme un mot coincé dans la gorge, fait-il écho à la détresse de celles et eux qui en tout temps et en tout point du monde résistent d’instinct à une modernité amnésique, cherchent à concilier des contraires supposés ? Peut-on y reconnaître le désarroi qui saisit depuis des générations les femmes et les hommes du monde et de Bretagne, dont la culture semble sans cesse en partance ? Un précieux bout de manche, prêt à tomber au moindre faux geste, une machine à coudre, un nom de lieu qui demeure, superbes de présence mais relégués au statut d’objets sans objet.

Le double pouvoir de cette robe, tout aussi capable de repousser que d’aimanter, n’est-il pas aussi celui de celles et ceux qui refusent de laisser le vêtement, la langue, le chant, l’imaginaire et l’empreinte du temps au vestiaire et s’entêtent à tisser des liens qui transcendent leur passage sur terre ou sur scène ?

Rozenn Talec nous donne à voir les doutes, les questionnements, les sens contraires données à sa vie de chanteuse et de femme de Bretagne. Elle a eu le courage de laisser les auteurs faire d’elle un personnage grandeur nature travaillé à rebours de ce que nous aimons d’elle pour mieux la révéler et livrer au passage quelques entre-lignes riches de questions. Magie de l’écriture : en enfilant cette robe, Rozenn Talec se met à nu, pour nous offrir un nouveau visage et un chant intérieur d’une justesse, d’une poésie et d’une humanité saisissante.

Yann Rivallain